Actualité de Pierre Kropotkine

, par nashtir togitichi

Actualité de Pierre Kropotkine (1842-1921)
L’Entr’aide- un facteur de l’évolution (1902), 356 p, Editions de l’Entr’aide, 1979 (1)

D’une certaine façon, la relecture de Darwin dans l’Entr’aide consiste à considérer l’évolutionnisme comme le fondement d’une conception anarchiste de l’organisation humaine.

Pierre Kropotkine fait partie de l’épopée russo-révolutionnaire du 19°siècle. Grande figure de l’anarchisme et du communisme libertaire bien qu’issu de l’aristocratie russe et d’un milieu aisé, il fut tout à la fois géographe, historien, ethnologue, zoologiste et lecteur attentif de Charles Darwin. Il écrivit d’ailleurs L’Entr’aide en réponse à des continuateurs peu rigoureux de Darwin qui étendirent leur vision particulière du darwinisme à la sociologie.

Dans ce livre il prend le contrepied de l’idéologie appelée « le darwinisme social », cette doctrine libérale qui prétend s’appuyer sur les travaux de Darwin pour justifier la sauvagerie sociale et l’ordre libéral de la société. Le darwinisme social postule en effet que toute protection artificielle des faibles est un handicap pour le groupe social auquel ils appartiennent, dans la mesure où cette protection a pour effet de le mettre en position d’infériorité face aux groupes sociaux rivaux. Son versant racialiste (de Spencer (2)) fait, à l’échelle de la compétition entre les groupes humains, de la « lutte entre les races » le moteur de l’évolution humaine. Dans le cadre de cette théorie évolutionniste, la lutte pour la vie entre les hommes est l’état naturel des relations sociales ; les conflits sont aussi la source fondamentale du progrès et de l’amélioration de l’être humain. Ainsi, pour les partisans de cette doctrine, la concurrence entre les êtres ou groupes humains ne doit évidemment pas être entravée par des obstacles comme les mesures de protection sociale, la solidarité ou la charité. En conséquence, ses partisans prônent la non-intervention dans la lutte pour l’existence afin que la sélection naturelle favorise la survie des plus « aptes » et l’élimination des « moins aptes ».

Ce darwinisme social a été réactualisé récemment avec la sociologie américaine à partir de ce travestissement des thèses explicites de Darwin en matière anthropologique et politique, dans une version éthologique qui s’appuyait sur la génétique naissante. S’il s’est conjugué à la fin du XIXe siècle avec les théories eugénistes, le darwinisme social a été relayé dans les années 1970-80 par la « Nouvelle Droite » française en revendiquant donc le patronage de Darwin pour autoriser des extensions abusives et aventureuses du biologique au social. Il est clair qu’aujourd’hui, les gouvernements libéraux divers (droite libérale ou droite socialiste, au choix !) appliquent de plus en plus un darwinisme social implicite par une certaine « chasse aux pauvres » (entre les menaces sur le RSA, la chasse aux SDF et la culpabilisation des pauvres et des chômeurs) !

Kropotkine fait le travail inverse : en étudiant l’histoire animale et l’histoire des sociétés primitives (chapitre par chapitre), il montre que les sociétés les plus performantes que ce soient les sociétés animales ou sociétés humaines, les sociétés et qui ont pu survivre malgré l’adversité (notamment climatique), n’ont pu survivre que par l’entraide et jamais par la rivalité : l’entraide est à la clé de tout le monde du vivant c’est-à-dire finalement la rivalité n’est que secondaire y compris dans les sociétés humaines. L’homme est un animal social qui ne peut vivre que collectivement même si à l’intérieur de son organisation sociale émergent des dominants (qui peuvent être d’ailleurs des dominants positifs, des leaders éclairés, ou négatifs, des tyrans ou des dictateurs). Il démontre l’escroquerie du darwinisme appliqué comme justification du libéralisme sauvage.

Pour ceux qui veulent invalider les pensées généreuses, de gauche, de fraternité humaine, de partage, en disant que c’est contraire à la nature, Pierre Kropotkine démontre que c’est une manipulation idéologique de la nature. D’ailleurs, nous rappelle Kropotkine, Darwin lui-même, dès l’Origine des espèces (1859), n’a jamais prétendu qu’il fallait tirer de la théorie de la compétition une théorie sociale. Darwin donnait une grande place à la coopération. Et cela n’avait pas toujours été retenu par ses suiveurs de l’époque, dont les plus connus, Huxley et Spencer (2).

En 1871, dans La filiation de l’Homme, Darwin, relate Kropotkine, va observer, constater et expliquer que dans l’état de civilisation, les hommes ne se conduisent plus suivant l’ancienne loi de la sélection naturelle qui était la loi de l’élimination naturelle des moins aptes. Au contraire ils vont inventer grâce au développement conjoint de l’instinct de sympathie et des capacités rationnelles, ils vont inventer des procédures et des technologies spécifiques, des procédures d’assistance aux plus faibles d’aides aux plus déshérités et c’est au degré de développement de cette aide aux faibles d’une société que l’on pourra mesurer son degré de la civilisation. Cette logique est très forte dans la filiation de l’homme. Et par conséquent elle met en permanence le civilisé devant l’évidence du devoir de son adéquation à ce qu’il prétend, c’est-à-dire justement ce caractère même de « civilisé ». Et c’est pourquoi Darwin dans ce livre parlera, avec violence, et à dessein, car son engagement est très fort, des « sauvages policés d’Angleterre » quand il s’attaque à ces Anglais qui défendent l’esclavage.
D’une certaine façon, la relecture de Darwin dans l’Entr’aide consiste à considérer l’évolutionnisme comme le fondement d’une conception anarchiste de l’organisation humaine.

Pour en revenir au travail de Kropotkine qui part de l’entraide chez les animaux (des invertébrés pour aller, étape par étape jusqu’aux primates supérieurs) puis l’entraide dans les sociétés humaines (il commence par l’entraide chez les sauvages, puis chez les barbares, dans la cité du Moyen-âge ; puis à l’époque de l’auteur), il se trouve limité, malgré l’importance de sa documentation, de par le développement des sciences de son époque et quelques erreurs, ou plutôt des raccourcis un peu rapides, qui sont dûs à l’ignorance de l’époque en matière d’éthologie et de génétique des populations. Car aujourd’hui la distinction entre les sociétés d’insectes et les sociétés de primates est bien faite. C’est que, aux sociétés d’insectes basées sur des structures organiques liées essentiellement à des comportements innés s’opposent les sociétés de primates (et surtout humaines) qui sont basées sur des structures presque entièrement culturelles, liées ici à des comportements acquis. Ce qu’il en est des comportements associés à l’altruisme qui ont été rapportés par les nombreux zoologistes auxquels se réfèrent Kropotkine, ne doit pas être mis au même plan quand il s’agit d’invertébrés que de vertébrés. Les comportements groupaux de troupeaux d’herbivores pour faire face à des prédateurs, les associations d’individus pour prendre en charge les plus jeunes et les organisations très précises des sociétés d’insectes ne relèvent pas des mêmes déterminismes.

Mais, ce distinguo entre vertébré et invertébré mis entre parenthèses, la conclusion est claire et simple à la fois : à la base de toute organisation, de toute société animale ou humaine, il y a l’entraide, c’est en cela que Kropotkine rejoint Darwin. Plus près de nous, l’anthropologue et biologiste Jacques Ruffié, qui faisait autorité dans le milieu scientifique, écrivait dans les années 1970 que « si l’éthique altruiste, aux lointaines origines biologiques tend aujourd’hui à se développer culturellement pour prendre des dispositions mondiales, c’est qu’elle a toujours été porteuse d’un avantage sélectif croissant » (3). Mais les années 70 sont aujourd’hui bien loin.

C’est parce qu’ on a atteint un très haut niveau d’entraide que l’individualisme a pu se développer, l’individualisme qui prime donc dans cette société libérale du tous contre tous, cette société où tous les services et les liens premiers entre les hommes sont monnayés ou appelés à être monnayés (les positions de Margaret Thatcher (4), les thèses de la plus aberrante des libérales, l’américaine Ayn Rand (5) qui condamne l’altruisme en l’opposant à la « vertu d’égoïsme », le pillage de l’Afrique, les pratiques des Tapie, Macron, Panama Papers et Cie, d’une certaine oligarchie pour faire bref…sont des illustrations édifiantes de la réalité du libéralisme). "L’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive", nous dit Kropotkine.

De même, l’entraide est, en terme d’économie politique, ce qui désigne le concept économique de l’échange réciproque et volontaire de ressources et de services au profit de tous. Et on peut affirmer que la compétition interindividuelle devient un luxe, à partir d’une société où domine la solidarité collective. Et c’est bien ce qui est observé historiquement avec l’hybris libéral actuel et la dislocation des liens sociaux.
Cette entraide et cette coopération entre les hommes, est même une morale, dans le sens kropotkinien. Elle rejoint la « décence commune » des masses laborieuses, des gens simples, cette « décence commune » d’Orwell, concept - ou plutôt principe de base - largement repris par Jean-Claude Michéa(6), et qui est, d’une certaine façon, à la base d’une recomposition sociale dans ces temps d’effondrement, une morale naturelle – qui irait de soi, des valeurs qui font corps certainement avec les acteurs de l’écologie sociale.

Notes :
1) Cet ouvrage de Kropotkine, écrit à son retour d’exil d’Angleterre, existe maintenant en plusieurs éditions accessibles et même en version e-book.
2) Thomas Henry Huxley (1825-1895) : biologiste, paléontologue et philosophe britannique ; Herbert Spencer (1820-1903) : philosophe et sociologue anglais
3) Jacques Ruffié (1921-2004) : De la biologie à la culture, Flammarion, 1976
4) Margaret Thatcher (1925-2013) : En septembre 1987, dans une interview au magazine Woman’s Own, la chef de gouvernement conservatrice explique ainsi : "Nous sommes arrivés à une époque où trop d’enfants et de gens (...) rejettent leurs problèmes sur la société. Et qui est la société ? Cela n’existe pas ! Il n’y a que des individus, hommes et femmes, et des familles."
5) Ayn Rand (1905-1982) : philosophe, scénariste et romancière, américaine. Connue pour sa philosophie rationaliste, proche de celle du mouvement politique libertarien, à laquelle elle a donné le nom d’« objectivisme ». Elle a écrit de nombreux essais philosophiques sur des concepts tenant de la pensée libérale. Très influente aux Etats-Unis et chez les anglo-saxons, elle reste peu connue en France.
6) concept central chez Jean-Claude Michéa dont on pourra lire par exemple :
La double pensée, retour sur la question libérale, Flammarion, 2008