Ce monde qu’on empoisonne
Fabrice Nicolino : Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont envahi la planète. Ed. Les liens qui libèrent, sept. 2014. Une alerte sur l’empoisonnement chimique du monde.
Ce livre est une alerte de plus sur le monde qui va à vau l’eau. Un réquisitoire serré contre l’industrie chimique et les transnationales d’aujourd’hui. Voilà ce que l’on peut dire de ce pavé. Des industries empoisonnent le monde. Et nous en payons tous l’empoisonnement jusqu’aux tréfonds de nos corps. Il n’y a plus d’ailleurs. Nulle part.
On aimerait bien croire que l’auteur exagère. Mais hélas non.
D’abord parce que la rigueur mène ce travail. Fabrice Nicolino commence par rendre hommage aux grands découvreurs de la chimie et à la curiosité humaine qui, si elle peut être dangereuse, n’en est pas moins consubstantielle à l’être humain. Ensuite, parce qu’il nous rappelle, précisément, que l’invention des engrais azotés, à la suite de la découverte du procédé de synthèse de l’ammoniac, a bel et bien permis d’augmenter les rendements agricoles à une époque cruciale. Il souligne aussi que le DDT a commencé par permettre de sauver des vies (en éradiquant le paludisme en Italie, en sauvant des rescapés des camps nazis, infestés de typhus). Mais Fabrice Nicolino nous démontre que l’industrie chimique est devenue une machine infernale qui empoisonne de plus en plus la terre et ses habitants. Et les éléments à charge contre les empoisonneurs ne manquent pas.
L’argumentation, massivement étayée, est doublée d’une approche historique sur l’industrie chimique. Ce livre, riche de renseignements (sur Fritz Haber, génial et monstrueux chimiste, BASF, Bayer, l’aspirine, le cartel Ig Farben, le Comité Nobel, DuPont, la bombe atomique, les gaz de combat et les insecticides, l’amiante dans les vaccins, le bisphénol A et l’obésité, etc… les pratiques de lobbying, Rachel Carlson, Denis Meadows, Théo Colborn, Gérard Pello, Luc Belpomme, les poubelles du Ghana… j’en oublie, le dossier est énorme !) et d’enseignement (c’est plus court : l’industrie est prête à tout pour faire des affaires !) est construit sous la forme d’une enquête, serrée, sur les naufrages institutionnels, les corruptions de fonctionnaires, les conflits d’intérêts et les réglementations qui ont conduit à la catastrophe actuelle. Une enquête qui n’est pas le résultat du parti pris de l’auteur mais bien celui d’un travail remarquable de recueil de données. Et ce livre n’a donné lieu à aucun procès, alors que la charge est extrême : c’est plus qu’un aveu de la part des industriels et de leurs alliés. Ils s’en moquent : ils bénéficient de l’impunité la plus totale. On comprend donc leur silence.
Relevons un simple exemple : ainsi le quotidien britannique The Guardian qui révéla que l’épidémiologiste Richard Doll fut, sept années durant, de 1979 à 1986, payé discrètement par Monsanto 1500 dollars par jour pour jurer, auprès de la Commission australienne étudiant les conséquences sanitaires de l’Agent Orange, du haut de son autorité, qu’il n’existait aucun lien entre l’agent orange et le cancer. Ce bidouillage de la firme fut mis à jour mais n’entraîna strictement aucune conséquence.
On aimerait bien croire que l’auteur exagère : hélas non, deux fois non. Il nous décrit une humanité globalement imprégnée de produits de synthèse dont la consommation explose. L’industrie chimique a mis, sans contrôle aucun, sur le marché, des dizaines de millions de substances chimiques que l’on retrouve dans les utilisations les plus courantes : après les gaz de combat et le Zyklon B, on ne peut maintenant leur échapper. Les pesticides sont omniprésents et sont responsables de la dégradation des organismes vivants. Nicolino s’appuie sur des centaines d’études scientifiques. Les matières plastiques, si universelles qu’on peut d’emblée renoncer à en dresser la liste, interminable, ont, tout comme les résidus de médicaments, envahi la terre et les mers. Depuis le début des années 90, la liste s’allonge encore avec les perturbateurs endocriniens qui menacent gravement la santé. Des perturbateurs endocriniens, qui, à des doses extrêmement faibles, déséquilibrent le système endocrinien, ce ressort essentiel à la santé, en imitant les hormones naturelles et en altérant dangereusement la circulation sanguine, le sommeil, mais en même temps la sexualité et la reproduction. C’est le très officiel Institut National de Veille Sanitaire (InVS) qui pointe l’explosion des taux de différents cancers dans la population générale et la baisse de la fécondité. On repère également la baisse de l’espérance de vie, de l’espérance de vie en bonne santé, avant tout.
Pour l’auteur, ces perturbateurs sont une des menaces les plus graves qui pèsent sur l’être humain. Le chercheur qui révéla le scandale de l’amiante en France, Henri Pézerat, autorité morale incontestable, tire lui aussi la sonnette d’alarme : une nouvelle catastrophe se prépare avec ces perturbateurs endocriniens et elle sera pire que celle de l’amiante car elle touche le corps humain dans son équilibre le plus essentiel. Et les premiers impacts sont déjà là. Pézerat, tout comme Nicolino, souligne que l’industrie chimique utilise une stratégie criminelle : toujours gagner du temps, par tous les moyens, légaux et illégaux, gagner du temps pour continuer à vendre en laissant se propager les souffrances, la maladie et la mort. La guerre est bien totale.
Dès 1992, pour le Sommet de la Terre de Rio, les industriels, par une pratique de lobbying soutenu impliquant entre autres groupes Roussel Uclaf et Elf Aquitaine, avaient su allumer de remarquables contre-feux aux prises de conscience écologiques en manipulant tout un cartel de Prix Nobel dans l’Appel d’Heidelberg afin de bloquer en amont d’éventuelles décisions qui auraient été envisagées sur fond de crise écologique. Mais l’Appel de Paris, en 2004, signé par des milliers de scientifiques du monde entier pose que « le développement de nombreuses maladies actuelles est consécutif à la dégradation de l’environnement ». Cet Appel déclare aussi solennellement que « la pollution chimique constitue une menace grave pour l’enfant et la survie de l’homme », ce qui traduit bien ici la pensée de Nicolino, lequel nous montre aussi que les entreprises infiltrent les centres de décision, par exemple l’EFSA (Autorité Européenne de Sécurité Alimentaire) et les organisations onusiennes. Et l’industrie chimique a les plus gros moyens pour pratiquer la désinformation.
On aimerait bien croire que l’auteur exagère. Hélas non, trois fois non.
Depuis la parution de cet ouvrage, les choses ont encore empiré. On voit d’ailleurs l’avantage aujourd’hui, sur le plan de la réactivité, d’un blog (comme par exemple "Planète sans visa" du même Fabrice Nicolino) sur le livre papier.
Les transnationales se regroupent. Elles forment des entités plus puissantes encore. Ainsi Bayer (ZyklonB, les insecticides néocotinoîques, le Régent et le Gaucho tueurs d’abeilles, mais aussi l’aspirine et une grosse partie de l’industrie pharmaceutique) fusionne en 2016 avec Monsanto (l’agent orange, la dioxine, le Round-Up et les Ogm) pour un montant colossal de 59 milliards d’euros formant un mastodonte de l’agrochimie aux conséquences imprévisibles et redoutables pour l’alimentation. L’objectif est le contrôle de toute la chaîne alimentaire de la terre, de la semence à l’assiette du consommateur, pour accroître ses activités sur le dos et au mépris de la biodiversité, de la santé… et, ce qui n’est pas accessoire, de mettre en retrait le nom Monsanto qui souffre d’un certain déficit d’image. Et cet hydre monstrueux va produire à la fois ce qui induit le cancer et d’autres maladies (diabète, allergies, Alzheimer...) et les médicaments pour soigner tout ça... Cet épisode n’est pas le dernier dans un secteur en pleine concentration. Aux USA, les entreprises Dow Chemical et Du Pont vont fusionner. Le chinois Chem chemical monte en puissance et va racheter le suisse Syngenta.
Qui pourrait empêcher ces manœuvres ? La Communauté européenne ?... en invoquant un règlement sur la nécessité de préserver et de développer la concurrence effective dans le marché européen (un sourire...) ? Mais que peut la Communauté Européenne quand les entreprises arrivent à placer leurs propres sbires dans les plus hautes sphères internationales de contrôle sanitaire ? Un mouvement citoyen ? Il serait plus que temps ! Non ?!
Nashtir Togitichi