
Déluges, 15ème épisode : une soirée rue d’Aligre
Le quartier d’Aligre est une des dernières enclaves encore populaire située dans Paris intra-muros. Ses immeubles anciens, son marché alimentaire, le moins cher de Paris, cosmopolite et coloré, ses cafés aux tarifs encore abordables et à l’ambiance bon enfant, ses clochards et ses marginaux, ses artistes, rsistes et autres biosbios lui donne une variété, on oserait dire une certaine authenticité, qui se perdent presque partout ailleurs dans la capitale.
L’association La Commune libre d’Aligre gère dans ce quartier un local qui participe à son animation par une programmation mensuelle bien fournie, culturelle et militante, des rencontres régulières autour de repas partagés, l’organisation d’événements qui ponctuent la vie du quartier. Elle participe aussi à la tenue d’un jardin collectif qui porte le nom charmant d’Aligresse, sans oublier la fanfare Bandaligre.
La rencontre avec Laba s’y tenait ce soir-là, organisée par l’association écologiste qui l’avait fait venir en Europe.
Jeanne-Maria y était venue en compagnie de plusieurs des activistes de Saintreuil.
Elle remarqua bien vite que Laba était très entouré, très sollicité, en particulier par une des responsables de l’association, une certaine Nathalie. Déjà jalouse, Jeanne-Maria ?
Laba expliquait :
Je parle ici en mon nom propre, mais surtout au nom de mon peuple, les Fraternais, ce peuple qui n’existe plus. La disparition des Iles Fraternité, mon pays, crée une situation inédite, une situation qui était prévisible mais pour laquelle personne n’a anticipé de solution. C’est une nouvelle forme d’apatridie, l’apparition de personnes sans-patrie dont je suis ici un des modestes représentants. Un représentant minuscule face au déferlement des 250 millions de migrants écologiques envisagés par l’ONU à l’horizon 2050, alors que l’Union européenne ne sait plus quoi inventer pour éviter d’accueillir et porter secours aux milliers de personnes, fuyant la répression, la guerre et la misère, qui osent encore aujourd’hui lui demander protection. Eh oui ! La disparition physique d’un territoire, d’un Etat ne sont pas prévues dans les textes juridiques actuels. Nous, les migrants écologiques, nous sommes donc des apatrides de fait, des habitants de nulle part.
Comme nous n’existons plus, on ne sait même pas comment nous appeler. Migrants, réfugiés, déplacés ? Pour ma part, je me définis comme un migrant écologique, et pas seulement climatique, car si le dérèglement du climat a été le coup de boutoir final qui a effacé nos îles de la surface du globe, leur situation était déjà des plus dégradées du fait de l’incurie généralisée qui y régnait. Et quand le visa de court séjour de trois mois que j’ai pu obtenir pour faire cette tournée de conférences sera épuisé, dans quelques semaines, je deviendrai un simple sans-papier, parmi des milliers d’autres. Ça sera cela ma nouvelle communauté, celle de ceux qui n’ont aucun droit. C’est pour ça qu’il faut que nous parvenions à persuader les communautés politiques que nous, les migrants écologiques, nous entrons dans la catégorie des persécutés, qui, de ce fait, doivent être protégés de la même façon que les personnes bénéficiant du cadre établi par la Convention de Genève de 1951 pour les réfugiés politiques. Mais les bureaucrates chargés de l’application de la Convention de Genève s’opposent à une telle reconnaissance, sous le pretexte qu’elle pourrait affaiblir le respect du droit d‘asile. Cette crainte est de plus exacerbée en raison du contexte marqué par un souci de fermeture des frontières aux populations étrangères.
Laba expliquait, inlassablement. Les querelles de chiffres, le manque de coopération entre les institutions concernées, la confusion sur les moyens à mettre en oeuvre, l’épineuse question de la responsabilité des entreprises, locales comme transnationales, des états et de la communauté internationale, et donc de leurs hypothétiques engagements, tant humains que financiers.
L’assistance était sous le charme de ce garçon au regard doux, au ton mesuré mais ferme, à l’élocution maîtrisée.
Ce que je voudrais réaffirmer, dit-il pour conclure, c’est que quelques soient les migrations subies, qu’elles soient économiques, politiques ou écologiques, nous avons affaire aux mêmes causes et aux mêmes conséquences. Il faut donc revoir les politiques d’immigration de manière globale, être capable d’accueillir tous les migrants, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils migrent. Oui, il s’agit maintenant d’accueillir toute la misère du monde, de tout faire pour y parvenir. Il s’agit maintenant, dans ce domaine comme dans d’autres, de gérer l’inévitable pour éviter l’ingérable. C’est à cela que je vais pour ma part me consacrer désormais.
La réunion se termina par un pot amical pris au bar de la Commune. Jeanne-Maria put échanger un moment avec Laba. Il fut convenu qu’il irait le lendemain visiter la Ferme de Saintreuil. Nathalie, la responsable de l’association, en profita pour dire qu’elle aussi, ça l’intéressait, cette visite, que Jeanne-Maria ne se préoccupe de rien, qu’elle s’arrangerait pour amener Laba sur place. Pour l’instant, il devait rejoindre son hôtel. Ils se séparèrent donc sur le trottoir de la rue d’Aligre, alors que la nuit, une nuit lourde et humide, était déjà tombée depuis longtemps.