Georges Bataille, lumière maudite
"Tu es le vide et la cendre
oiseau sans tête aux ailes battant la nuit
l’univers est fait de ton peu d’espoir."
G. Bataille (L’archangélique, 1943)
Georges Bataille a voué son œuvre à la recherche d’une expression à la limite de l’impossible. Il ne pouvait écrire sans s’engager dans une expérience profonde et risquée des sujets au centre de son attention.
Bataille, une pensée de l’excès essentiel
De la mystique à l’érotisme, de la philosophie à l’économie en passant par la poésie et la peinture, l’auteur de l’Expérience intérieure, de L’Erotisme, de Lascaux ou la naissance de l’art, de récits à caractère sexuel sans concession (Madame Edwarda, Ma mère, Histoire de l’œil…), récits auxquels on ne doit surtout pas réduire cet auteur, mais aussi de tracts politiques ( Contre-Attaque ) de militant activiste avec –et parfois contre- André Breton à une période charnière du siècle dernier, pendant la montée de l’hitlérisme, cet écrivain continue de déconcerter les lecteurs.
Bataille se confronte à des gouffres. Si tout en nous, dans nos actes, comme dans notre pensée, appelle à la dissimulation du Néant et de la Mort, car il faut bien vivre, et l’angoisse pétrifie, sidère et bloque toute action, tout, chez Bataille exige au contraire d’oser contempler l’irrémédiable et d’en méditer la blessure et le vertige. Les poèmes de L’archangélique(1) sont à lire, comme des supports de méditation et avec prudence, sans se perdre, car ils partent de l’angoisse comme état d’expérience immédiate et ils ne visent pas à séduire mais à transmettre.
Cette pensée de l’excès a pu se concrétiser également dans un projet apparemment fort éloigné de ces mêmes gouffres : au bout de 18 ans de travail, Bataille achève en 1949, à 52 ans, La part maudite (2). Ce livre, très à part dans le parcours de cet homme de lettres, conservateur de musée formé à l’Ecole Nationale des Chartes en Sorbonne, reste, pour quelques uns, la pièce principale d’une œuvre majeure.
La part maudite et la notion de dépense : l’économie générale et le don
La part maudite est précédé d’un essai antérieur, daté de 1933, La notion de dépense dans lequel il considère d’emblée la nature comme surabondance d’énergie vitale. Dans la mouvance de la sociologie de Marcel Mauss, il explore les notions d’excédent, de dépense improductive et de perte, en particulier autour du « potlach », ce comportement interculturel basé sur le don. Si La notion de dépense liait le don à l’investissement dans le collectif, à un engagement politique de jeunesse, autour du communisme, La Part maudite promeut une vision du don plus orthodoxe, en redonnant au potlatch sa valeur de jeu et d’épreuve et son sens de construction d’un lien interpersonnel. Le prosélytisme explicite de Bataille transforme cependant, à la fin de La part maudite, la notion de don en un instrument de qualification des personnes et de valorisation d’une éthique du partage, dont l’art et la poésie sont les vecteurs.
La part maudite, commence par exposer le sens de ce que Bataille nomme « l’économie générale ». Pour Bataille, cette économie prend en compte l’ensemble des mouvements de l’énergie sur la terre, et en particulier ceux du vivant, et elle pose le problème pour le vivant, et donc pour l’homme, de la dissipation de l’énergie excédante, ce qu’il appelle la « part maudite ». D’emblée est introduite la dépendance de l’économie par rapport au parcours de l’énergie sur le globe terrestre. Approche de l’économie déjà originale qui n’est pas sans rappeler les théoriciens de la décroissance, convenons-en, on peut penser déjà à Nicolas Georgescu Roegen (3).
Puis, dans la première partie, il aborde les lois de l’économie générale. Dans le deuxième chapitre de cette partie, nommée « la limite de la croissance »- cette formule précède de 23 ans le rapport Meadows au Club de Rome !- on peut lire :
« le soleil donne sans jamais recevoir : les hommes en eurent le sentiment bien avant que l’astrophysique ait mesuré cette incessante prodigalité ; ils voyaient mûrir les moissons et liaient la splendeur qui lui appartient au geste de qui donne sans recevoir (…)Le rayonnement solaire a pour effet la surabondance de l’énergie à la surface du globe. Mais d’abord la matière vivante reçoit cette énergie et l’accumule dans les limites données par l’espace qui lui est accessible. Elle la rayonne ou la dilapide ensuite, mais, avant d’en donner une part appréciable au rayonnement, elle l’utilise au maximum à la croissance. Seule l’impossibilité de continuer la croissance donne le pas à la dilapidation. Le véritable excédent ne commence qu’une fois limitée la croissance de l’individu ou du groupe. » (2, p55)
Georges Bataille, penseur de la décroissance
Bataille introduit un questionnement partagé aujourd’hui, et un questionnement que les objecteurs de croissance ont introduit dans le débat public. C’est sous cet angle que nous abordons ici La part maudite : les développements de Bataille sur les sociétés sacrificielles (en particulier les Aztèques), l’Islam, le lamaïsme, et ses données sur la Réforme, le monde bourgeois et le monde industriel sont passionnants, mais reliés ici à sa principale conclusion que nous indiquons plus loin... nous ne pouvons qu’inviter nos lecteurs à aller voir dans le texte, la place nous manque pour parler complètement de ce livre extrêmement dense.
« La limitation immédiate, pour chaque individu, pour chaque groupe, est donnée par les autres individus, par les autres groupes. Mais la sphère terrestre (exactement la biosphère - le mot est ici souligné par Bataille lui-même), qui répond à l’espace accessible à la vie est la seule limite réelle. L’individu ou le groupe peut être réduit par l’autre individu, par l’autre groupe. Mais le volume global de la nature vivante n’a pas changé ; en définitive, c’est la grandeur de l’espace terrestre qui limite la croissance globale. » (2, p56)
Lorsque la limite de la croissance est atteinte, pour Bataille, il y a « ébullition » et « risque d’explosion ». On peut mettre cette observation en regard avec les données quantitatives d’aujourd’hui sur la masse des espèces aujourd’hui vivantes sur notre terre : si la biodiversité est en cours d’effondrement, la masse d’hommes et d’animaux domestiques et d’élevage a considérablement explosé (la qualité diminue, la quantité augmente). Après cette ébullition quantitative, les courbes du modèle de Meadows (1972, modèle prévisionnel World 3, toujours validé au bout de 40 ans…) font état, dans les années 2030, d’une baisse inéluctable de la population mondiale (et fatalement des cheptels bovins et ovins) qui impacte la biosphère.
Pour Bataille il nous faut alors perdre le « trop » qui nous menace, le perdre sans l’utiliser. Il nous somme de sortir de l’utilitarisme car son « économie générale » définit le caractère explosif de ce monde, qui est porté à une extrémité d’une tension dans le temps présent. Pour Bataille, « une malédiction pèse évidemment sur la vie humaine, dans la mesure où elle n’a pas la force d’enrayer un mouvement vertigineux. »
La lucidité est souvent très noire, nous le savons. Mais, nous dit Bataille, « il dépend de l’homme, de l’homme seul, de la lever », et il ouvre ainsi, virilement, pourrait-on dire, car les choses lui semblent bien pliées, le possible du champ de l’intervention politique. « Mais elle ne pourrait l’être si le mouvement qui la fonde n’apparaissait pas clairement dans la conscience. » « Il semble à cet égard, nous dit Bataille, assez décevant de n’avoir à proposer, en remède à la catastrophe qui menace, que « l’élévation du niveau de vie » (2, p66). L’actualité politique de cette remarque n’est-elle pas sidérante ? Rappelons que Bataille avait fait un tour du côté du parti communiste dans les années 1930.
Bataille nous dit encore qu’un exposé sur « l’économie générale » implique « une intervention dans les affaires publiques ». Une intervention conçue pour Bataille de façon tout à fait originale qui part de l’hypothèse de base suivante : l’homme étant, de tous les êtres vivants, « le plus apte à consumer, intensément, luxueusement, l’excédent d’énergie » il est confronté à un choix déterminant sa survie. Soit l’homme entretient l’économie d’un système séparé dans lequel règne un sentiment de rareté, de nécessité, avec des problèmes de profit constant, où la croissance apparaît toujours possible et désirable, c’est-à-dire le système actuel, soit il oriente son destin en fonction de la totalité du vivant liée à l’énergie du soleil qui « donne sans jamais recevoir ». Dans le deuxième cas, l’homme sort alors de l’abstraction inhérente à l’étude des phénomènes isolés. C’est ce que Bataille nous invite à faire : abandonner joyeusement tous les systèmes fondés sur l’idée de pouvoir sur la matière et sur les hommes !
Décroissance et spiritualité
Dans un passionnant article paru dans la revue disparue Entropia (4), Jean-Claude Besson-Girard articule dans une analyse de La part maudite une expérience du sacré et de la spiritualité et cette "économie générale" créée par Bataille. Le dessein de Bataille serait de préserver et respecter le monde. Tout au contraire, sa profanation « provient de l’usage du monde, de son usage servile, c’est-à-dire assujetti à la marchandise » ( 2, p78).
Besson-Girard écrit : « La part maudite permet d’éclairer et de souligner de nombreux éléments faisant écho aux orientations fondamentales de l’objection de croissance dans ses relations profondes avec le sacré : le rejet de la dégradation de l’état du monde. Elle permet aussi d’éclairer la recherche et l’instauration de liens sociaux définissant horizontalement des ritualisations situationnelles et des formes anticoercitives de pouvoirs partagés. (4) »
Bataille nous invite à (re)trouver le chemin d’une alliance sacrée avec l’énergie de la vie qui est une dilapidation matérielle et immatérielle sans aucune utilité.
Rapporté à l’éthique et à la politique, l’apport de Bataille est, entre autres choses, une condamnation sans appel de l’esprit bourgeois, devenu aujourd’hui celui des classes moyennes du monde et de l’ensemble de la population connectée à la mégamachine. C’est que, pour Bataille, l’individualisation de la propriété est aliénante dans le sens où elle abroge le possesseur de sa fonction sociale ; il oppose donc nos sociétés aux sociétés païennes, ou plus exactement notre société occidentale (maintenant généralisée) aux sociétés qui ne considèrent pas l’homme individuel comme le centre du monde, isolé de ses semblables et séparé de la nature. Sur le plan d’un programme politique, il s’agirait de réactiver les fonctions sociales de don et d’entraide, de les réintégrer pour les rendre consubstantielles à la vie coutumière : nous sommes entraînés dans une perspective libertaire où la pratique de l’entraide généralisée permet une sortie de l’économisme et du primat de la rationalité marchande.
Références :
1) Georges Bataille : L’archangélique, Poésie Gallimard, 1967
2) Georges Bataille : La part maudite, précédé de La notion de dépense. Introduction de Jean Piel. Editions de Minuit, edition de 2011, 188 pages.
3) Nicholas Georgescu-Roegen : Demain, la décroissance : Entropie, écologie, économie. 1979. 3ème édition revue, 2006. Coll. Sang de la Terre et Ellébore. Texte disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/georgescu.html
4) Jean-Claude Besson-Girard : Le sacré sans sacrifice in « Entropia », n°11 ; automne 2011