La modernité, l’effondrement et le Tao
La modernité, l’effondrement et le Tao
« Etre dans le vent, une ambition de feuille morte… » Gustave Thibon
Nous sommes entourés d’agnostiques. Je m’explique : nous sommes entourés de personnes qui, face à des données rationnelles et imparables nous disent qu’elles ne savent pas, qu’elles n’en pensent rien – ou font comme si elles ne voulaient pas savoir. « Loin de moi les questions opportunes » … Le mot « agnosticisme » renvoie à une doctrine d’après laquelle tout ce qui est au-delà du donné expérimental est inconnaissable.
L’homme contemporain ne veut donc pas voir, malgré leurs valeurs scientifiques avérées et leur prédictivité imparable les courbes de « world3 » (Club de Rome, 1972, réactualisé en 2012), ne veut pas lire les données conclusives des rapports du GIEC sur le réchauffement climatique, rapports bien indépendants des études World3, rapports alarmants- mais qui restent bien en-deçà de la catastrophe en cours pour beaucoup de climatologues, ignore le rapport Handy de la NASA (corrélation entre effondrement et inégalités dans les civilisations disparues)ne veut ni s’informer sur l’effondrement de la biodiversité en cours, ni même écouter les « lanceurs d’alerte » que sont les Décroissants. Le contemporain ne veut rien entendre. D’une certaine façon les modernes ramènent la rationalité scientifique à de la métaphysique… Certes, nous pouvons également mettre en perspective ce refus de « voir » l’évidence avec des éléments psychologiques (en termes de mécanismes de défense, de déni, par exemple) ou psychosociologiques (par exemple de « pression de confort » comme l’a fait Bertrand Méheust (1) ou de « conformisme ») et ce n’est en rien contradictoire.
C’est que s’interroger sur notre devenir exige un minimum de lucidité, et donc de courage. Il s’agit d’abord d’ouvrir les yeux et c’est toujours, s’il en est, une position stoïque.
On peut ainsi voir la collapsologie (2) comme une résurgence moderne du gnosticisme, un savoir fondé ici non sur l’exégèse de textes sacrés mais sur des données rationnelles et scientifiques qui interrogent nos contemporains dans leur propre existence.
Si nous vivons de plus en plus dans un monde globalisé et de plus en plus fragile, l’effondrement (ou « collapse ») menace alors, sans anthropomorphisme, l’ensemble des habitants de notre planète. D’une certaine manière, l’effondrement est déjà présent : voir par exemple l’épuisement des ressources naturelles (pétrole, métaux, terres arables), la misère d’une grande partie de la population mondiale et l’obscène richesse de quelques uns, les pollutions diverses et variées (dont nucléaires), la situation géopolitique inquiétante et le réchauffement climatique catastrophique dont nous commençons à mesurer l’impact. Pour parler de l’ « effondrement » on pourrait dire comme en anglais, qu’il s’agit d’un « predicament », c’est-à-dire une situation difficile dans laquelle et avec laquelle maintenant nous devons vivre, un peu comme un malade avec sa maladie incurable.
Les êtres humains qui peuvent consommer- y compris aujourd’hui des voyages à des prix dérisoires à plusieurs milliers de kms –, les êtres humains que leur mode de vie oblige à continuer de consommer, ont oublié ce qu’est une société porteuse de joie. Nous manquons de repères pour comparer ce que vit l’homme d’aujourd’hui à un univers « normal » pour l’homme, un univers respectueux de l’être humain et en harmonie avec la terre, le ciel, les arbres, les mers et les cours d’eau.
C’est que le niveau de développement scientifique et technologique atteint aujourd’hui un point extrême- un déferlement- et cette frénésie n’a rien à voir avec le bonheur. Notre société occidentale mondialisée s’est constituée contre la Nature et l’homme en est le prédateur mortel : il en est arrivé à un point où il met en danger sa propre existence. Aujourd’hui, les hommes sont égarés dans un labyrinthe qu’ils se sont construits eux-mêmes et nombreux croient que l’origine des maux actuels est économique, ou morale et que la solution serait dans un meilleur contrôle des flux financiers ou dans un « redressement moral » absurde. Quid du politique aujourd’hui ? Pour en faire, il vaut mieux ne pas vouloir corriger le monde, penser à sa carrière personnelle : être donc disciple de Machiavel (3), penser avec son texte Le prince (écrit au début du 16e siècle) ruses, manœuvres, stratégies, tactiques, coups tordus et manipulations et, aujourd’hui, ne plus se préoccuper de l’avenir.
Notre société mondialisée ne peut plus être sauvée, ni même amendée. Elle accentue la laideur et l’ignominie humaine, au lieu de les détruire. Même les productions les plus nobles de l’homme- ce qui est basé sur un désir de « plus grand », sur un questionnement, sur la pulsion de recherche, sur cette pulsion épistémophilique (le désir de « connaissance »), dont parle Freud, à propos du petit enfant et de la mise en place des premiers processus de pensée, mêmes ces productions – l’Art et la recherche scientifique par exemple, même ces productions greffées sur ce pareil tronc carrié jusqu’à la moëlle- la société mondialisée- donnent, outre des objets de consommation courants, issus par exemple de recherches pour les armées (comme le stylo bille à une époque pas si lointaine quand il fallait écrire dans les avions) des productions empoisonnées (produits chimiques, ogm, pesticides, bombes, etc.) et pernicieuses (obsolescence programmée), des productions à l’image globale de notre monde et qui en sont, d’une certaine façon, l’enseigne.
De même, l’Art moderne est un outil de spéculation financière aux mains de quelques uns. Et des carrés blancs sur fonds blancs, un gigantesque plug anal en plastique, des « performances » nous envahissent et font vivre tout un secteur en enrichissant une petite minorité. Quant à la Science, la grande majorité des laboratoires de recherche dépendent directement ou indirectement de sociétés privées ou de la Défense Nationale. Et certains grands groupes, comme Monsanto, utilisent des services entiers pour discréditer les chercheurs indépendants. A l’heure de l’empoisonnement universel, les produits chimiques, les OGM, les nanoparticules, les objets de surveillance, les robots et les armes les plus meurtrières ont encore un avenir certain, à la hauteur en tout cas de l’avenir de notre civilisation.
A la « psyché » si singulière de l’homme de la modernité, contraint de vivre dans un monde tant artificialisé, s’oppose le bonheur particulier d’une personne qui ne dépend de rien ni de personne, allant jusqu’à vire en autarcie avec ce que donne gratuitement la terre et des objets simples, conviviaux, qu’il peut confectionner et réparer lui-même.
C’était l’idéal de vie du taoïsme, de peuples anciens qui vivaient simplement, mais aussi de Thoreau, au 19° siècle, dans sa cabane près de l’étang de Walden, et de bien d’autres, et même encore aujourd’hui dans ce qu’il peut rester des Amérindiens. Ces personnes décalées de la consommation frappent qui les observent par la joie dont elles sont animées, malgré des conditions de vie, de notre point de vue, difficiles. La civilisation a apporté des soins dentaires et médicaux de qualité pour beaucoup mais le bonheur occidental est aseptisé, l’homme est aliéné, coupé de lui-même, des autres, malgré (ou à cause ?) des réseaux sociaux, coupé de sa vie propre et des objets technologiques dont il est entouré et dont le fonctionnement le dépasse. Pour les objets manufacturés, résumons : plus il y en a, plus ils sont irréparables, compliqués et plus l’homme est largué…
Et la médecine, l’hygiène me direz-vous ? Mais faut-il rajouter de la longueur à la vie ou de la « vie à la vie » ? … La vie n’est pas sur la longueur et nos pensionnaires de maisons de retraites peuvent avoir un avis sur la question qui pourrait surprendre.
Le Tao-te King de Lao-Tseu (4) (qui date du VI e siècle avant l’ère chrétienne) nous enseigne : à contre-courant de la pensée occidentale , il n’est pas dans le vent, comme dirait le poète Gustave Thibon. Il n’est pas dans le vent, mais il se vend bien et on peut le trouver aujourd’hui en poche pour 2 euros (5)… livre à la fois proche et lointain, diffusé et lu, mais, l’homme occidental est clivé, et les préceptes de sagesse sont plus faciles à lire qu’à appliquer. Et, on le sait, il n’est pas simple de se déconnecter de la mégamachine !
Le Tao nous dit par exemple (mais il faudrait tout citer) :
« Ne rivalise pas » (VIII)
« Fais en sorte que les rusés n’osent rien faire » (III)
« Garde le Peuple du désir » Car pour Lao-Tseu, le plus grand crime est d’exciter le désir. Lao-Tseu est bien un ennemi de la Publicité, cette invention folle de la société de consommation.
« Qui fait parade de soi-même est sans éclat »… Or notre société exalte le désir par tous les moyens, suscite l’envie à tel point que désirer et consommer sont devenus synonymes de vivre. Et notre espace mental est constamment occupé par les publicités et autres artifices qui suscitent un désir de consommation. La joie, cette illumination des sens, cette transfiguration du monde, atteinte encore quelquefois dans certaines activités, certains lieux d’émergence d’une création réelle, cette joie qui fait dans notre société cruellement défaut. D’où les incantations à « repoétiser » le monde de certains groupes radicaux faisant un pas de côté ou de certains artistes- les seconds pouvant très bien appartenir à l’un de ces groupes.
Car c’est bien cette absence de joie qui porte l’homme de la société globalisée à désirer des objets de consommation inutiles, à poursuivre des plaisirs dérisoires ou à fuir dans des divertissements tels Candy Crush, Eurodisney ou les Center Parcs.
Un lien avec la spiritualité a été perdu. Nous sommes orphelins d’une certaine sagesse que nous pouvons regarder comme une étoile qui nous éclaire, mais très localement, et dans la civilisation mondialisée, très faiblement.
Des veilleurs regardent des étoiles sur le pont du Titanic.
Nashtir Togitichi
Ref :
1) Bertrand Méheust : La nostalgie de l’Occupation, Ed. Les empêcheurs de penser en rond, 2012
2)Pablo Servigne et Raphaël Stevens : Comment tout peut s’effondrer, Seuil, coll. Anthropocène, 2015
3)Nicolas Machiavel : Le prince, livre de poche
4)Lao Tseu : Tao-te-king, trad. C. Larre, Ed. Desclée de Brouwer, 1972
5)Lao Tseu : Tao-te-king, trad. Liou Kia-hway, Ed. Folio, 2009