"Le ménage des champs" de Xavier Noulhianne. Un point de vue de LGO.

, par pasquinet

« Le ménage des champs », Xavier Noulhianne
Ed. Les éditions du bout de la ville, 2016

Voici un livre très riche, alors qu’il a l’air si simple, si terre à terre.
L’auteur nous raconte comment la domestication du monde paysan s’est effectuée dans le secteur agricole. Nous avions très bien compris comment celle des travailleurs avait été mise en oeuvre dans le secteur de l’industrie au début du XIXème siècle au Royaume-Uni. Elle a consisté à dérober le savoir-faire propre aux artisans notamment dans le secteur textile, et leur « Saint Lundi ». A l’époque, on ne travaillait que ce qui était jugé suffisant pour vivre et faire la fête. Si on estimait avoir assez d’argent, on n’allait pas travailler le lundi. Or, cette façon de faire est totalement rédhibitoire pour une société industrielle qui ne supporte pas la panne et qui a fini par imposer le travail comme une valeur centrale de notre civilisation à la place du savoir-faire. Les travailleurs l’avaient très bien compris, d’où la célèbre révolte des luddites entre 1811 et 1814 en Angleterre, qui se solda par leur défaite.
Or, dans l’agriculture aussi, la société industrielle va avancer en prenant et en remplaçant tous les savoir-faire ancestraux, mais elle ne rencontrera aucune résistance à la différence de l’industrie : « la réussite de la Vème République c’est d’avoir adapté tout un secteur au capitalisme moderne sans provoquer de crise sociale majeure » (p.122). Et finalement, « La gestion administrative de l’agriculture n’a abouti qu’à une réduction drastique du nombre de paysans, à une augmentation de leur endettement et à la création d’un débouché pour produits industriels dans les campagnes ». (p.125).
Mais comment cela s’est-il effectué ?
La traçabilité, les puces électroniques RFID, l’ensemble des techniques d’industrialisation qui avaient déjà pénétré dans les exploitations, les normes de production et pourquoi pas l’idée même de Progrès, voilà tout ce qui a permis d’asservir la campagne à l’industrie, et par ricochet, les consommateurs aux industriels. Cependant pour ceux qui prétendraient résister, il ne faut pas seulement refuser la puce électronique et réduire la résistance à une résistance contre une technique, il faut surtout « refuser l’administration qui depuis soixante ans, a pour objet de fabriquer ces mesures. » (p.229). C’est bien à l’initiative de l’administration plutôt qu’à celle du secteur privé que cette domestication et cette industrialisation de tout ont pu se réaliser.
Dans cette histoire de la conquête de l’agriculture par l’industrie, ni la taille des exploitations, ni les méthodes de commercialisation ne sont les clefs permettant de comprendre. Les choses ne sont pas aussi simples et ne se résument pas à l’opposition entre grosses exploitations « industrielles » et petites exploitations échappant à tout industrialisme. En fin de compte, quel que soit la taille des exploitations, tous les producteurs appartiennent à la même administration, ils respectent la même règlementation qui leur impose les mêmes méthodes de travail. Et de citer par exemple pour « les fromagers : des compléments alimentaires industriellement calibrés, des ferments et des levures sélectionnés en laboratoire, des remèdes issus de la chimie de synthèse et des fromages dont les arômes sont identiques de la Bretagne à la Provence en passant par le Poitou. » (p. 133)
Finalement, entre la loi de 1966 sur la mise en place de la sélection génétique et celle de 2006 sur la traçabilité avec les puces RFID ou sur la sélection des animaux, qui n’appartient plus au paysan, nous avons assisté à une grande dépossession, celle du savoir faire, mais aussi de la propriété du paysan sur son cheptel. On en est arrivé à une situation paradoxale, le système administratif et industriel sélectionne les semences des animaux pour produire le plus possible en leur faisant manger des céréales (alors que ce sont des ruminants au corps habitué à l’herbe) et en les coupant des pâturages jugés trop « dangereux », car source de « pathologies ».
Cette situation engendre appauvrissement de la biodiversité et multiplication des maladies, dont certaines, qui étaient limitées aux animaux comme la « tremblante du mouton », se transmettent maintenant à l’homme comme avec l’ESB en 1989, en cause : l’alimentation carnée pour des herbivores !
Il faut refuser ce système qui dépossède, détruit la biosphère, et fabrique des maladies, qui remplace tout conflit politique par la négociation. « Alors on se surprend, du fond de sa campagne, à comprendre le sentiment de gens qui brûlent tout ce qui peut représenter l’Etat et ses organismes de régulation, du commissariat au centre social en passant par l’hypermarché. » (p.231)
Ayant vécu le mépris bureaucratique, on comprend ce sentiment qui pousse à l’émeute contre l’obligation de la mise en conformité administrative ; un sentiment commun entre un habitant des cités et un agriculteur dépossédé de tout se crée.