Sur le dernier Michéa : Notre ennemi, le Capital
Un penseur libre, réfractaire aux pressions du libéralisme, ouvre des perspectives de lutte en revenant au « trésor perdu » du socialisme originel.
Notre ennemi, le capital de Jean-Claude Michéa, ed. Climats, 320 pages, 19 euros
Ecrit à partir d’un entretien donné début 2016 au site décroissant Le comptoir, cet essai est agencé dans une arborescence de textes et de remarques avec de nombreux exemples, et de multiples précisions et références. C’est à partir de différents angles d’attaque (historique, philosophique, sociologique et politique) que Michéa analyse en profondeur notre ennemi : le Capital.
Le discours ne se déroule donc pas de manière linéaire. Il se déploie dans une expression qui se veut plus « dialectique », la rhétorique prend ici une allure architecturale : à partir des quatre questions auxquelles il répond pour Le comptoir, Michéa relie seize notes (ou « scolies » - du grec, « court poème lyrique », devenu dans la pratique philosophique une note présente au bas d’un manuscrit) renvoyant elles-mêmes à un troisième niveau de notes complémentaires. Néanmoins, l’auteur conseille une lecture linéaire, tout à fait possible. Lecture qui donne l’impression de revenir, d’approfondir, de « boucler » les thèmes évoqués.
Retour aux sources
Karl Marx, penseur radical de la société moderne, est boudé par l’Université où règne le structuralisme et le post-structuralisme, d’obédience libérale, il y est de moins en moins étudié. Cette Université où Michéa, du reste, n’a jamais voulu enseigner lui-même. Marx permet de penser la société moderne dans sa réalité dynamique, par nature progressiste, changeante et innovante. Le « progrès », c’est d’abord « la machine alchimique du Capital » et le système capitaliste d’exploitation. Michéa en fait une analyse marxiste. Ce n’est plus dans l’air du temps, mais ça aide à penser, sinon à agir.
L’axe central de sa thèse est simple mais extrêmement fécond. D’ailleurs, cette idée est constamment martelée par Michéa depuis la fin des années 90 : il y a un lien entre l’impasse libérale, cette recherche illimitée du profit qui détruit les liens sociaux et la ligne politique de la gauche actuelle, laquelle n’est plus que « sociétale ». Cette famille politique défend la lutte contre les discriminations, se crispe sans cesse sur elles et sur les « droits » des minorités, sans jamais plus remettre en cause le système capitaliste d’exploitation (A). L’alliance est faite, quasi fusionnelle, entre l’idéologie libertaire des militants pro-réfugiés No Border et l’idéologie libérale et managériale. A propos de l’immigration, Michéa rappelle que Marx, contrairement aux sociologues « de gauche », ne considérait pas le recours systématique à une main-d’œuvre étrangère comme une richesse potentielle supplémentaire pour les classes populaires du pays d’accueil. D’une certaine façon, les frontières protègent le peuple. Michéa précise bien que cette lutte fondatrice contre la mise en concurrence des travailleurs entre eux s’accompagnait toujours chez les premiers socialistes d’un appel pressant à surmonter la xénophobie… Aujourd’hui, alors que les possibilités de débattre sont limitées, rappeler simplement cet élément historique dans une réunion de militants de gauche ou d’extrême-gauche fait vite voler des noms d’oiseaux sur l’imprudent. Il est des vérités qui dérangent, et des fondamentaux historiques bien oubliés aussi. Michéa n’évite pas les questions qui dérangent, c’est le moins qu’on puisse dire.
Dans Notre ennemi, le Capital Michéa creuse la voie entamée dans Le Complexe d’Orphée ou L’empire du moindre mal et tape sur la « gauche » mitterrandienne, hollandienne et même besancenote… Car, réformiste ou radicale, la gauche est bien une gardienne du capitalisme, elle est bien totalement diluée dans son giron. La gauche est devenue une zélote de l’individualisme consumériste, et elle ringardise les « petits Blancs » au nom d’un métissage généralisé.
Rien de nouveau pour beaucoup d’entre nous, direz-vous, mais quelle richesse dans l’argumentation et le développement de cette thèse !
En bon dialecticien, l’auteur part de l’origine du mouvement socialiste. Il en tire une formulation qui convient à notre temps. Il convoque les plus grands penseurs socialistes : Karl Marx donc, mais aussi Pierre-Joseph Proudhon, Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, George Orwell, le situationniste Guy Debord et d’autres moins connus dont le socialiste William Morris et le libertaire Gustav Landauer. Il rappelle la constante opposition, interne au socialisme, entre les « pôles » libertaire et autoritaire-centralisateur (par excellence l’opposition Proudhon/Marx).
Le socialisme n’a pas exactement la même généalogie que la gauche. Si les premiers socialistes, de Pierre Leroux à Jean Jaurès, et les républicains de gauche se sont souvent battus ensemble, par le passé, contre la réaction cléricale et monarchiste, rappelons-nous que les républicains de gauche, au 19° siècle, ont mené la colonisation, et ont massacré, avec Adolphe Thiers, alliés à la Droite réactionnaire, les Fédérés de la Commune en 1871. Et c’était déjà la gauche républicaine qui faisait tirer sur la foule en 1848 comme à bien d’autres reprises dans un siècle où les « coups de feu » furent fréquents. Au siècle dernier, en 1919, en Allemagne, Rosa Luxemburg, fut assassinée, avec Karl Liebknecht et les spartakistes, par les Corps Francs des sociaux-démocrates. Arrêtons-nous là : on pourrait aisément écrire, sous l’angle du mouvement ouvrier, un livre noir de la gauche et de la social-démocratie.
N’oublions pas non plus que la gauche républicaine vouait au 19° siècle un culte à l’idée de progrès alors que les socialistes étaient très sceptiques vis-à-vis du machinisme et du modernisme. La gauche républicaine a bien des racines libérales ; comme on dit, aujourd’hui, « c’est son ADN » !
Michéa identifie un piège : celui qui stérilise et pétrifie tout groupe politique anticapitaliste dans la glue « sociétale » et les psaumes antifascistes. Il propose non seulement de revenir au socialisme originel mais aussi de revenir au peuple non plus comme une classe révolutionnaire mais comme une masse dépositaire de la common decency d’Orwell, cette morale commune, ce bon sens commun des évidences communes, ce peuple qui conserve une capacité de résistance interne à la transformation des gens en individus quantifiés, hommes nouveaux de l’économie capitaliste, dans l’idéologie siliconiste (de la Silicon Valley).
Ainsi Michéa retourne le fameux slogan soixante-huitard : « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! » en un inédit : « Cours moins vite, camarade, le nouveau monde – celui du réchauffement climatique, de Goldman Sachs et de la Silicon Valley – est devant toi ! ». La catastrophe climatique, le collapse généralisé, c’est bien la feuille de route, à terme, du libéralisme : c’est écrit... Il souligne la nécessité d’agir sous le signe de l’urgence. L’auteur invite à la Décroissance, et d’ailleurs il sera présent cet été aux prochaines Festives de la Décroissance : Michéa approfondit en ce moment les orientations sur les monnaies locales et les circuits courts dont il parle aussi dans son essai.
Sur le peuple
La première question posée par le site Le Comptoir porte sur la pertinence des notions de peuple et de common decency après cinquante ans d’uniformisation consumériste qui ont imprimé sur les gens une marque indélébile.
Michéa rappelle la contradiction logique entre la réalité d’un monde fini et le projet d’une croissance indéfinie (projet inhérent au libéralisme). La « guerre quotidienne de tous contre tous » n’en est pas seulement la traduction sociale (ou plutôt antisociale, car le libéralisme nie au bout du compte ce qui fait société) mais « constitue l’essence même du libéralisme économique ». Malgré cela, des « valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité » entre les « gens ordinaires » persistent. L’auteur ne pense pas le peuple tel que suite à sa transformation par le monde moderne, c’est-à-dire comme une masse dépourvue de liens organiques, mais au contraire branché au « système » par mille tuyaux autour desquels la chair s’est déjà refermée.
Car, ne pas s’y tromper, c’est bien là le projet libéral et c’est une citation de Margaret Thatcher qui ouvre Notre ennemi, le Capital :
« L’économie, c’est la méthode. Mais notre but reste de changer le coeur et l’âme de l’être humain. ». Mise en exergue, cette citation de la Dame de fer illustre parfaitement le pli que prend aujourd’hui la modernité.
Pour répondre à l’objection intuitive, immédiate de ses détracteurs, cette objection de « rousseauisme » un peu primaire, Michéa n’a jamais défendu l’idée que l’être humain (ou le peuple) était naturellement orienté vers la défense des faibles et des opprimés (B). Comme Marcel Mauss, comme Orwell, Michéa soutient que l’homme est capable du meilleur comme du pire : le simple fait de reconnaître cette ambiguïté morale constitutive suffit déjà à saper les fondements métaphysiques de cette tradition de l’idéologie libérale que Michéa rattache à l’augustinisme politique et aux théories du péché originel, cette tradition qui considère que les individus ne peuvent agir - que ce soit de manière consciente ou inconsciente - que par calcul et intérêt.
Libéralisme culturel et libéraux conservateurs
La deuxième question est de savoir si la phase « libertaire », sur le plan sociétal, du libéralisme est derrière nous.
Pour Michéa, c’est clairement une illusion d’optique, absolument invalide dans le champ politique actuel. Car l’économie de marché connaît de moins en moins de contestation et l’essence du libéralisme est bien l’abolition de toutes les frontières pour produire toujours davantage de Capital - la guerre demeurant toujours le dernier moyen dont disposent les sociétés libérales pour continuer de permettre l’accumulation de ce capital. D’ailleurs tout se passe comme si les classes populaires étaient en train de prendre conscience que les deux grands partis du bloc libéral n’ont plus d’autre idéal concret à proposer que la dissolution continuelle de leurs manières de vivre spécifiques et des derniers acquis sociaux. C’est bien l’ère de « l’alternance unique », l’aile gauche et l’aile droite du château libéral (C) pouvant trouver une forme de traduction politique commune (comme par exemple un « front républicain » contre un « front national »).
L’objectif même d’une droite libérale ne peut être de défendre l’église catholique, ou le monde rural et c’est bien pour cela que l’auteur passe très vite sur les lecteurs attardés du Figaro Magazine... Le libéralisme culturel (ou la contre-culture libérale) représente par définition la seule forme de construction psychologique et intellectuelle qui permette de légitimer en temps réel, et dans la totalité de ses manifestations, la dynamique planétaire du capitalisme. Et cela précisément car la neutralité axiologique (D) de ce dernier le conduit forcément à s’émanciper en permanence de « toute limite morale ou naturelle » (Marx). La contre-culture « de gauche » illustre par excellence l’univers mystificateur de la publicité (c’est à dire très exactement le discours que tient la marchandise sur elle-même), elle lui donne l’essentiel de son langage, de ses codes et de son imaginaire (pensons à United Colors of Benetton, par exemple).
C’est que le libéralisme économique d’Adam Smith, de Turgot ou de Voltaire, loin de prendre sa source dans une pensée « réactionnaire » façon Bossuet, trouve en réalité son prolongement philosophique le plus naturel dans le libéralisme politique et culturel des Lumières, qui a pu cependant avoir un caractère émancipateur contre l’ordre patriarcal et clérical. Mais cet ordre n’est plus aujourd’hui, les conservateurs ne veulent pas restaurer le roi… et le FN n’est qu’un parti libéral (à peine) déguisé (mais résolument xénophobe).
Ainsi Marx lui-même définissait le libéralisme politique et culturel de la bourgeoisie républicaine (« la sphère de la circulation des marchandises est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’Homme et du Citoyen ») comme le seul complément philosophique cohérent de toute économie fondée sur l’appropriation privée des grands moyens de production et l’accumulation indéfinie du Capital. Ainsi, pas plus Marx, que Proudhon ou Bakounine, ne se sont jamais définis comme « des hommes de gauche » !
Michéa insiste : on doit apprendre à distinguer les intuitions et les idées qui viennent directement de l’expérience quotidienne des classes populaires - avec toutes les ambiguïtés et les illusions qui peuvent être liées au caractère parfois contradictoire de cette expérience (la pensée « d’en bas ») - de cette idéologie dominante qui en est la négation (la pensée « d’en haut » : les élites haïssant le peuple, les aspects identitaires d’appartenance sociale – sinon de classes sociales !- perdurent plus que jamais malgré l’idéologie dominante, marquée par une tonalité anesthésiante, infantile, « bisounours »).
La pensée dominante, d’en haut, a d’abord pour fonction de définir à chaque instant, sur le ton officiellement « neutre » de l’information objective et de l’expertise « savante » non seulement les bonnes réponses mais aussi et avant tout les bonnes questions. Ainsi, beaucoup d’énergie a été mise en branle pour détourner de leur sens initial des mots comme « radicalité » ou « radicalisation ». Et penser les limites (comme par exemple celles imposées par le déterminisme génétique du sexe, la loi symbolique de la transmission de la paternité ou celles liées à des valeurs identitaires) c’est penser et poser des catégories déjà posées par la pensée dominante libérale comme d’abord fascistes, des catégories que l’on ne peut ré-interroger : ainsi s’opposer au « mariage pour tous », un mariage qui va de soi pour les hommes de gauche, dévoiler la théorie du genre, laquelle entraîne directement la marchandisation du vivant et une dérive des limites, fait débat, voire parfois scandale dans le petit monde de la décroissance politique. Quant au lobby LGBT (Lesbian-Gay-Bi et Trans de France), il est allé jusqu’à faire des actions violentes et proférer des menaces de mort lors de la sortie de La reproduction artificielle du vivant d’Alexis Escudero (2014). Cet auteur fut défendu, bien à propos, par des libertaires et des décroissants (dont le journal La Décroissance).
Les raisons de l’échec de la gauche
La troisième question du Comptoir interroge directement le trait le plus constant de la gauche : elle se définit comme le parti du mouvement et elle se nomme ainsi depuis 1815 ! Pour la gauche, la notion de « progrès » est le foyer organisateur de toutes les pensées. Grande héritière de la philosophie des « Lumières », cette gauche montre ses paradoxes et ses contradictions parce que la philosophie des « Lumières », c’est le rejet de tout ce monde de superstitions et de préjugés supposés qui dataient d’avant la modernité. Cela inclut donc aussi bien les structures inégalitaires, le pouvoir patriarcal et le pouvoir de la noblesse et de l’église que les traditions populaires et un certain nombre de valeurs comme celles du compagnonnage ouvrier qui sera détruit à la Révolution par la loi Le Chapelier (1791), ainsi que les valeurs d’entraide paysannes. Donc, d’emblée, en tant que parti « du mouvement », on voit déjà les contradictions de la gauche.
Jean-Claude Michéa montre l’essence progressiste de l’idéologie de la croissance qui fait que la gauche est prise dans cette contradiction – ainsi que le mouvement ouvrier, qui, lui, n’a pas écouté les appels à la prudence de Rosa Luxemburg au tout début du 20° siècle quand il a choisi de fusionner avec la gauche libérale à la suite de l’Affaire Dreyfus - il s’agit d’une période extrêmement importante (E).
Si les classes populaires ont souvent compris que « le libéralisme culturel ne constituait que le corollaire sociétal logique » du libéralisme économique, dès lors, la stratégie de la gauche a consisté à « changer le peuple », le point de départ étant la défense des minorités.
Mais Michéa nous prévient aussi : si pour lui, la défense des minorités est aussi justifiée que celle des classes populaires, le problème est bien autre. On assiste aujourd’hui au remplacement du concept de peuple par celui de minorités. C’est que tant que la gauche était liée au projet socialiste, elle se fondait sur un grand récit qui entendait critiquer le système de la modernité capitaliste dans son ensemble. A partir du moment où on a renoncé, il y a eu fragmentation du projet de la gauche qui s’est traduit par la mise en place, à la place des classes populaires, d’une sorte de millefeuilles… femmes, homosexuels, handicapés… qui se retrouve à chaque projet de la gauche comme un inventaire à la Prévert, c’est-à-dire une somme de revendications sans qu’il y ait le moindre discours cohérent derrière tout cela. Si la défense des minorités ne fait pas problème pour l’auteur (F), l’incapacité à l’articuler dialectiquement avec une critique d’ensemble du monde dans lequel nous vivons le gêne pour le moins. C’est donc plus un symptôme qu’autre chose que ce remplacement du peuple, voire du prolétariat, par une série de « poupées russes » de minorités, qui a bien remplacé l’ancien programme socialiste.
Comment surmonter l’échec de la gauche
C’est la dernière question du Comptoir et il est clair que la réponse de Michéa pousse à travailler, doublement. Une simple « autocritique » n’y suffira pas, c’est dit !
D’abord, parce que, pour l’auteur « L’économie capitaliste mondiale est clairement entrée dans la phase terminale de sa crise structurelle ». Il s’appuie sur les travaux d’André Gorz et ceux plus récents d’Immanuel Wallerstein ( le capitalisme a-t-il un avenir, La découverte, 2014). Mais ses analyses doivent aussi beaucoup à Ernst Lohoff et Norbert Trenkle (dans La grande dévalorisation, post-éditions, 2014) et à la mouvance de la critique de la valeur.
Pour Michéa, nous sommes déjà dans l’ère des catastrophes. Il ne s’agit plus tant de combattre le capitalisme que de « se soustraire à l’emprise destructrice du marché capitaliste mondial et de la bureaucratie européenne ».
La nouvelle critique du capitalisme doit prendre appui sur l’expérience des gens ordinaires, à savoir le clivage immédiatement saisissable entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ». Il réhabilite ainsi le populisme et voit dans le mouvement Podemos une intéressante tentative de construire cette alliance des gens ordinaires hors du clivage illusoire gauche/droite. Un espoir en tout cas... Chasser du pouvoir « les voleurs de gauche ou de droite », comme appelait le Parti ouvrier français de Jules Guesde et Paul Lafargue, prendre la défense de « ceux d’en bas » contre « ceux d’en haut », comme le fait Podémos, aurait plus de chance de rencontrer un écho dans le peuple que, comme l’auteur nous l’assène, la promesse, plus « moderne », de dépénaliser l’usage du cannabis, d’abolir les dernières frontières protectrices ou de féminiser l’orthographe…
Un boycott mais du bruit dans un Landerneau médiatique
Ce dernier essai de Michéa est un succès d’édition. Longtemps boycotté par les télés, il refuse maintenant d’y passer (non pas dans les radios). Même si on ne l’y voit pas, il provoque des hallucinations : une agrégée de l’Université, Isabelle Garo, le voit à la télévision et commente ses passages imaginaires ce qui en dit long sinon sur sa santé mentale, du moins sur son honnêteté intellectuelle. Il provoque également la furie de Politis (N° 1440 du 9 février 2017), qui, dans un titre très insidieux pour l’auteur (« Michéa, idôlatre d’un peuple idéalisé » – alors qu’il n’en est rien comme nous l’avons vu) fait appel à Philippe Corcuff qui rapporte : « il faut savoir que Michéa est aussi beaucoup lu, apprécié et cité très à droite, chez les néo-réactionnaires ou néoconservateurs, d’Eric Zemmour à Alain Soral ou à Alain de Benoist mais aussi… (etc)… » et, de proche en proche, on en arriverait à l’Holocauste pourquoi pas ? Une cascade d’amalgames pour finir par le syndrome du plantigrade, comme le fait remarquer l’essayiste David l’Epée sur un réseau social que partage l’auteur de ces lignes (piège de la modernité !) : « j’ai vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ». Naufrage de la pensée critique de la gauche, fut-elle radicale. Les pistes ouvertes par Michéa sont sans doute dangereuses pour les Corcuff et les pontes de la gauche intellectuelle : ils savent cela et veulent sans doute arriver à sa mise à l’index.
Notes 1 :
(A) Michéa note dans une scolie qu’il fallait être naïf pour ne pas comprendre tout de suite que dans le psychodrame du mariage pour tous, devenu entre-temps l’emblème par excellence de toute réforme sociétale, ne pouvait que se trouver, dès le départ, son véritable arrière-plan politique dans deux projets : d’abord le « pacte de responsabilité », où l’Etat a donné de l’argent aux entreprises contre... rien !...ce pacte qui devait créer un million d’emplois, et ensuite dans la future réforme du code du travail. Deux projets d’inspiration bruxelloise que François Hollande avait probablement déjà en tête au moment même où il prononçait son discours au Bourget.
(B)La « vision de l’être humain » de Michéa trouve sa source philosophique dans les travaux anthropologiques de Marcel Mauss et de ses héritiers, auteurs un peu en marge dans l’Université.
C’est que, pour Michéa, l’un des intérêts majeurs de l’Essai sur le don, de Mauss, c’est précisément d’avoir établi sur des bases empiriques que la triple obligation anthropologique de « donner, recevoir et rendre » ne constitue pas seulement le fondement ultime de tout lien social digne de ce nom. Dans la mesure où cette triple obligation s’incarne nécessaire dans tout un système de relations culturelles qui précèdent l’individu, l’analyse de Mauss permet simultanément de conférer une base beaucoup plus solide à l’intuition d’Aristote - intuition qu’a reprise explicitement Karl Marx - que l’homme est un animal social par nature. Cette thèse devient incompréhensible dès lors qu’on suppose, avec les libéraux, que l’homme est « indépendant par nature » et qu’il ne saurait donc s’engager envers ses semblables que sur des bases strictement contractuelles. C’est pourquoi il ne s’agit pas de savoir si l’homme est bon ou mauvais « par nature », mais plutôt quel type de communauté humaine est le plus à même d’encourager, par le jeu naturel de ses institutions permanentes, le meilleur d’eux-mêmes (au lieu que leur apparente inclinaison, comme dans la société libérale, encourage le « calcul égoïste »).
(C) Pour Michéa, il serait difficile de convaincre les catégories populaires qui votent encore traditionnellement à droite, surtout en milieu rural, d’apporter durablement leur soutien à un gouvernement de coalition droite/gauche si l’aile gauche - appelons-la libérale-libertaire - ne renonce pas à aller trop loin dans ce qu’on peut appeler la "libéralisation des moeurs" ou le "droit des minorités sexuelles", lesquels, en s’attaquant à des limites structurantes (avec la théorie du genre et la marchandisation du vivant) touchent à la common decency. Michéa relève que les régions où le FN réalise les plus bas scores sont celles où l’identité régionale est restée forte : pour lui, ce n’est pas la persistance de valeurs identitaires qui favorise l’essor du FN, c’est au contraire leur dissolution logique sous l’effet des rapports marchands. (1) Cette idée peut faire débat...
(D) une neutralité axiologique est une attitude qui ne laisse aucune place à un jugement de valeur. Mais il est tout à fait illusoire d’imaginer pouvoir résoudre un problème sociétal dans un sens anticapitaliste si l’on ne dispose, pour cela, que des outils axiologiquement neutres du droit libéral et de son appel contradictoire à étendre indéfiniment le « droit d’avoir des droits »(2). Et l’intelligentsia de gauche est mal placée pour mener ce combat car elle a la propension à transformer depuis plus de vingt ans une simple opinion en délit de droit commun.
(E) La thèse de Michéa est que jusqu’à l’affaire Dreyfus, la critique socialiste originelle ne plaçait pas encore ses combats sous le signe de « l’union de toutes les forces de gauche », mais, au contraire, sous celui de l’autonomie ouvrière. Pour Clémentine Autain et Roger Martelli, qui codirigent le site regards.fr, cette thèse est intenable et Michéa persévère selon eux dans l’erreur en « ouvrant un boulevard au Front National ». Les deux acolytes trouvent une explication « psychologique » à cette persévérance dans le fait que « Michéa n’aime pas Jaurès et déteste l’affaire Dreyfus ». Notre commentaire : au-delà de la critique infantile que souligne Michéa, il semble pour nous que l’on peut parler de point aveugle sur une période importante, et que les exhortations de Rosa Luxemburg à ne point tomber dans le piège tendu par la social-démocratie n’aient pas passé le siècle, du moins dans la « gauche », maintenant bien inféodée au capital. Luxemburg a soutenu Jaurès qui a soutenu Dreyfus, mais elle ne l’a plus soutenu quand il s’est allié durablement à la gauche républicaine. Cette distinction est fondamentale. Le mouvement ouvrier ne l’a pas entendue. La féministe de gauche Autain n’a pas entendu Luxemburg, elle non plus. Nous nous garderons de dire qu’elle ne l’aime pas ... ou qu’elle serait rosaphobe !
(F) à ce propos, précisons que Michéa ne range pas la lutte des femmes dans la défense des minorités car il considère, à juste titre, que cette défense concerne la moitié de l’humanité. Tout le monde est concerné.
Notes 2 :
(1) On peut mettre Jean-Claude Michéa en perspective, par rapport à un Olivier Besancenot, qui dans son livre Révolution ! 100 mots pour changer le monde , (avec la collaboration de François Sabado, Flammarion, 2003,) qualifie les habitants de la France périphérique de « couches rurales réfractaires au progrès ». Le gauchisme culturel ou politique n’a décidément pas grand-chose à voir avec la décroissance de Jean-Claude Michéa.
(2) De ce point de vue, l’évolution des discours libéraux sur la pédophilie est un cas d’école, souligné par Michéa. C’est au nom des « droits de l’enfant » qu’elle est à présent présentée comme l’une des formes les plus odieuses de la barbarie humaine. A tel point, comme on le sait, que les grands médias de gauche en font leur cheval de bataille contre l’église catholique. Mais, ça va bien plus loin que l’oubli : c’est une mise entre parenthèses, un refoulement, sinon une forclusion - les signataires, la gauche politique et intellectuelle, n’ont pas analysé une certaine période ! Jusqu’au début des années 1980, la plupart des intellectuels de gauche, et les plus prestigieux d’entre eux, considéraient au contraire le combat en faveur de la dépénalisation de la pédophilie comme l’exemple même d’une lutte émancipatrice et conforme au « sens de l’histoire » - avec d’ailleurs le même type d’arguments « progressistes » et de bonne conscience inoxydable que ceux qui seront utilisés, quarante ans plus tard, lors de la séquence historique du « mariage pour tous ». Pour Michéa, la leçon de cette mésaventure de la gauche intellectuelle est claire : tant que la seule logique du droit libéral, cette logique autoréférentielle, continue de tenir lieu de morale et de philosophie politique (car elle est bien l’essence de la lutte contre toutes les « discriminations ») rien ne pourra jamais garantir que ce qui est stigmatisé aujourd’hui comme un « vice » ne sera pas à nouveau glorifié demain, en fonction d’un nouveau rapport de force, comme une « vertu » citoyenne.
Nashtir Togitichi