Transcription éditorial LGO n°1, signé Pierre Fournier
Le fameux éditorial de la Gueule Ouverte, écrit par Pierre Fournier, le principal fondateur du journal, en 1972, pour le premier numéro du journal, créé à la suite de ses deux pages dans Charlie Hebdo et Hara-Kiri.
Voici un journal de plus. Et par la même occasion, un éditorial de plus.
Pourquoi un éditorial ? Parce qu’il faut bien expliquer pourquoi un journal ? Grand-père, raconte !
La Gueule Ouverte est virtuellement née le 28 avril 1969. J’ étais dessinateur et chroniqueur à Hara-Kiri-Hebdo, payé pour faire de la subversion, et dès le N°13, lassé de subvertir sur des thèmes à mes yeux rebattus, attendus, désamorcés d’avance. Prenant mon courage à deux mains, j’osais parler d’écologie à des « gauchistes ». Permettez que je me cite (sinon, tournez la page) :
« Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technoloqiue incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieure qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’oeuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort.
Bien que quelques fadas n’aient pas attendu l’aurore du siècle pour la concevoir, cette idée est si neuve, et nous sommes depuis la maternelle si bien conditionnés dans l’autre sens, que presque personne ne l’a encore comprise. Surtout pas les distingués académiciens qui tous les 28 jours, sur un ton désabusé mais élégant, nous emmènent faire un tour sur la vieille balançoire intellectuelle de la médaille du progrès, avec son avers et son revers. C’est trop monstrueux pour qu’on puisse y croire. Les gens sont comme ça, plus butés que les boeufs qui, conduits à l’abattoir, profitent de la première occasion pour s’échapper. C’est pourquoi la catastrophe, beaucoup plus prochaine que vous n’imaginez, ne pourrait être évitée que par une réforme des habitudes mentales plus radicale encore que celle jadis opérée par les rédacteurs de la Grande Encyclopédie. Ça représente du travail.
Mais chercher quoi faire pour survivre aux trente années à venir, c’est abstrait comme préoccupation. On ferait mieux de parler encore du Vietnam. Là au moins, y a rien à faire et rien à comprendre, tout est dit. C’est bien reposant.
Au mois de mai (68, NDLR), on a cru un instant que les gens allaient devenir intelligents, se mettre à poser des questions, cesser d’avoir honte de leur singularité, cesser de s’en remettre aux spécialistes pour penser à leur place. Et puis, la Révolution, renonçant à devenir une Renaissance, est retombée dans l’ornière classique des vieux slogans, s’est faite, sous prétexte d’efficacité, aussi intolérante et bornée que ses adversaires, c’est aux Chinois de donner l’exemple, moi j’achète selon Mao et je suis ».
Je conclus en invitant à lire « l’Affranchi », un mensuel écologique que venaient de fonder deux types de vingt ans et qui ne devait pas survivre à son numéro trois. Ceci pour dire que nous étions alors quelques-uns à savoir qu’il y avait urgence, et que cette urgence consistait en ceci : faire coïncider la révolte instinctive, viscérale, de la jeunesse (que nous interprétions comme une révolte de la VIE face aux artifices mortels de la collusion pouvoir-savoir) avec ce que nous pensions être LA RÉALITÉ DE NOS VRAIS PROBLEMES.
Non je n’étais pas seul, loin de là, mais j’étais seul à disposer d’un gueulophone, avec toute la liberté de m’en servir. Pour conduire à son terme la nécessaire rencontre du gauchisme et de l’écologie, la faire déboucher sur le nécessaire dépassement et le renouvellement, à la fois, j’avais une tribune dans « le seul journal parisien » (dixit Wolinski) dont le réfracteur en chef ne soit pas « un pourri » c’était une chance extraordinaire et il aurait été très bête de n’en pas profiter.
C’est ainsi que Hara-Kiri-Hebdo-Charle Hebdo, qui n’était pas serment le prolongement hedmonadaire de Hara-Kiri mais, j’en suis sûr, le seul prolongement historique authentique du grand éclat de rire libérateur de mai 1968, devint, bon an mal an, le porte-voix français - disons européen, car le phénomène est unique - de la nouvelle gauche écologique.
Gueuler ne suffisait pas. Très vite, des lecteurs m’écrivirent pour l’enjoindre de fonder, et plus vite que ça, un parti « rousseauiste » destiné à regrouper les « marginaux ». Les marginaux - comme ils ont raison ! - n’ayant pas envie d’ête regroupés, et surtout pas au sein d’un parti, quel que soit son isme, il y avait sans doute mieux à faire.
Un matin d’avril 1971, un emmerdeur (je ne croyais pas si bien dire) vient me rendre visite, en voisin, dans ma résidence de Leyment (Ain). Pédago à la barbe de prophète, gauchiste revenu du gauchisme, nostalgique de mai 68, assez mal dans sa peau et tout seul dans son trou, il me propose de mener une action contre l’usina atomique de Saint-Vuilbas (Ain), dite Bugey ! (et rendue célèbre par nos soins : certains ont fini par croire qu’elle s’appelait « Bugey-Cobayes » ! Celle-ci devait diverger dans 6 mois pour empêcher ça. En Alsace, les gens du Comité pour la Sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin, conduits à la bataille par Esther Davis, épouse du « citoyen du monde » Gary Davis, menaient une lutte solitaire et désespérée contre l’implantationd’une centrale nucléaire sur les bords du fleuve international. « Survivre » et « les Amis de la Terre » les aidaient de leur mieux. Soutenu par un battage intensif dans Charlie-Hebdo, le comité Bugey-Cobayes prit le relais.
Le succès dépassant toutes nos espérances, 15000 jeunes et moins jeunes, venus de la France entière et parfois de l’étranger, se rassemblèrent, le 10 juillet, pour une « grande marche politique, non-violente et joyeuse », face à l’usine atomique. Les médias furent contraints de faire écho. La contestation écologique, franchissant l’Atlantique avec un peu de retard sur les capitaux de Westinghouse, faisant son entrée dans la conscience française. Je parle de la vraie contestation écologique, la non-récupérable (et moins que jamais récupérée à ce jour, n’en déplaise aux semeurs de confusion). Bugey 01, la grande fête à Bugey, fut un révélateur. Elle reste pour beaucoup un souvenir inoubliable. Tout, avec le recul du temps, nous semble avoir concouru à la réussite : l’ordre et le désordre, le refus des discours, le refus de la violence et le refus du spectacle, le nudisme ingénu, le partage et la rencontre. Tout y était en germe.
Le sit-in de 6 semaines, face à l’usine, à ses esclaves et à ses victimes, enracina, non pas tant dans les « populations » vassales de la télé, mais chez les participants à l’action, la volonté, le besoin irrépressible de changer la vie. Nous n’avons pas empêché la mise en scène de Bugey1, mais ce n’était pas - nous le savons aujourd’hui - l’objectif visé.
Les « anciens combattants de Bugey » ont porté, aux quatre coins de l’hexagone et au delà, sous la bonne parole écologique, le ferment d’une civilisation nouvelle, à la juste mesure de l’homme libre, qui substituera, aux structures mécaniques, leur contenu vivant.
Si, à compter de leur participation aux manifs de Bugey-Cobayes, rien ne pouvait plus être pareil pour beaucoup de gens, cela était encore plus vrai pour les organisateurs desdites manifs. Quand, rendant à Emile, qui m’avait embarqué dans l’aventure Bugey, la monnaie de sa pièce, je l’ai embarqué dans l’aventure du « journal écologique », il n’as pas résisté. On ne résiste pas, n’est-ce pas, à l’incarnation du destin dans l’Histoire.
Après Bugey, mes deux pages hebdomadaires ne pouvaient suffire. Le noyautage de la grande presse ayant abouti au peu de résultats escompté, les petits journaux écologiques, dont la valeur est grande mais les moyens dérisoires, se sont multipliés.
En tentant aujourd’hui, sans garantie de résultats, de donner à la contestation écologique, grâce au soutien logistique des francs-tireurs de l’équipe Hara-Kiri, une tribune plus spécifique et si possible aussi efficace que Charle-Hebdo, nous n’avons pas la prétention de concurrencer les autres feuilles écologiques, au contraire. Nous sommes conscients qu’un journal est une solution de compromis et qu’il risque, du seul fait qu’il existe, de démobiliser. Nous sommes conscients des contradictions quotidiennes dans lesquelles nous enfonce le journalisme professionnel. Et nous savons bien que faire un journal dans une mairie de campagne désaffectée, encouragée par le hennissement sympathique du cheval du voisin, n’est pas une garantie d’une honnêteté suffisante. Nous avons dû, englués que nous étions dans des problèmes matériels que pose un tout relatif « retour à la terre » nous secouer pour nous mettre au travail. Nous nous sentions ridiculement faibles, face au rouleau compresseur du capitalisme emballé… la tentation était telle de se consacrer, enfin, à vivre de cette vie que nous côtoyons, de couper notre bois, de faire notre pain, de retourner à l’homme des bois… La vie est là, tout près. A peine sorti le premier numéro, voici que nous assaille la tentation de tout remettre en question, de pousser plus loin, aussi loin que d’autres, un désengagement dont nous savons bien qu’il se fera toujours plus exigeant : la disproportion des forces en présence impose, à qui refuse l’inéluctable, une radicalité sans cesse plus affirmée. Mais se faire plus radical que la situation actuelle ne l’exige, c’est encore un piège dans lequel nous ne voulons pas tomber.
Vous aurez compris que, si ce journal ne se veut rien de plus qu’un journal, ni sa forme ni ses objectifs ne sont pour autant fixés, qu’il est un canevas, un prétexte, une base départ et d’aventure. Nous ne savons pas où nous allons.
Fournier